Une histoire de mauvais décomptes

VAUD • La facture sociale que paient les communes à l’Etat suscite des tensions dans le canton

Depuis quelques mois, certaines communes riches de La Côte,avec à leur tête le syndic de Crans-près-Céligny, Robert Middleton ou celui de Rolle, le socialiste Denys Jaquet,qui s’est largement plaint du manque  d’autofinancement de sa commune et vu ses propositions de hausse d’impôt refusées par la droite, ont lancé une vraie guérilla procédurière contre le canton. En jeu: le montant de la facture sociale payée à l’échelon supérieur. En novembre, ils ont annoncé qu’ils lancraient une procédure en justice pour juger de la constitution de cette ponction. En fin de semaine, ils ont réussi un beau coup en rameutant au Casino de Rolle les représentants de 144 communes sur les 309 que compte le canton.

L’objectif du duo: exiger que le canton reprenne à sa charge la totalité de la facture sociale des communes, qui se montent à 820 millions en 2020. Depuis 2016, toute augmentation de la facture est répartie à 1/3 pour les communes et 2/3 pour le canton, le reste de celle étant partagée à parts égales par les deux entités. Cette facture sociale dite de péréquation indirecte parce que sans fonds commun comprend six régimes sociaux, englobant aussi bien les subventions à l’assurance-maladie (aujourd’hui plafonnées à 10% du revenu des ménages) que le Revenu d’insertion, les prestations complémentaires pour les familles ou les bourses d’étude.

Aviver la concurrence fiscale
«Les communes peuvent avoir de bonnes ou mauvaises raisons de s’opposer à la facture sociale. S’il est vrai que cette facture manque de prévisibilité, certaines communes et leurs représentants visent explicitement à réduire les dépenses sociales ou à remettre en cause la solidarité entre communes assurée par la péréquation horizontale directe entre elles», relève David Payot, municipal de la Ville de Lausanne. La capitale vaudoise a décidé de ne pas rallier la fronde, mais de discuter avec le canton sur la refonte de la péréquation directe dans le cadre de négociations entre ce dernier et l’Union des communes vaudoises (UCV) et l’Association des communes vaudoises (AdCV). «Dans ce cadre, les élus PLR – et ils sont nombreux – avance leurs pions pour réduire l’impact de cette péréquation sur les communes riches» tempère Philippe Somsky, municipal au Mont-sur-Lausanne sur la liste du Mont citoyen.

A noter aussi qu’en juin dernier, la responsable écologiste du Département des institutions et de la sécurité, Béatrice Métraux, a laissé entendre que la prise en charge cantonale de la facture sociale pourrait devenir effective en 2022. Cette opération de reprise n’est de loin pas sans risque estime pourtant le député et municipal socialiste d’Yverdon-les Bains, Pierre Dessemontet, urbaniste de profession. Dans une tribune à 24Heures, il explique que le financement cantonal de la douloureuse – qui conduira à une augmentation des impôts cantonaux et à une baisse des impôts communaux – doit respecter un principe péréquatif et ne peut se faire «sans autre forme de procès». «La majorité de la facture sociale est calculée en points d’impôts – plus la capacité fiscale d’une commune est forte, plus elle paie, selon le principe de la flat tax; en outre, une part subsidiaire de la facture est issue de l’écrêtage, un mécanisme progressif qui fait porter une part supplémentaire de la facture aux communes les mieux dotées fiscalement», rappelle-t-il. Sans ces règles, tout remboursement aux communes favoriserait uniquement les plus aisées du canton, soit «celles qui en ont le moins besoin, dont les taux d’impôt sont déjà parmi les plus bas, et qui n’auront pas d’autre chose à faire de cet argent que de baisser encore leurs impôts», critique-t-il.

A terme, ce transfert renforcerait la concurrence fiscale «au détriment des nombreuses communes moins bien dotées et qui ne pourraient pas suivre». «Une ville-centre comme Renens qui compte de nombreux habitants issus des classes populaires, et qui est en plein développement, doit pouvoir s’appuyer sur une solidarité entre les communes. Dans le débat sur la facture sociale, il est impératif de préserver l’équilibre des comptes de communes comme la nôtre, pour ménager la population», témoigne, par exemple la municipale popiste de Renens, Karine Clerc «Un transfert partiel fait aujourd’hui partie des solutions les plus sérieuses. Si le modèle vise juste à alimenter des communes riches qui pratiquent aujourd’hui une sous-enchère fiscale, nous allons dans le mur. Tout l’enjeu est de renforcer la solidarité du canton envers les communes, de maintenir la solidarité entre elles et de leur redonner des marges de manœuvre. Cela passe certainement aussi par un resserrement des taux d’imposition», précise Grégoire Junod, syndic de Lausanne.

75% des Vaudois pénalisés
Ancien député popiste, Jean-Paul Dudt abonde. «Cantonaliser la facture sociale sans renfort drastique de la péréquation horizontale serait une véritable catastrophe pour 80% des communes et 75% de la population vaudoise. Seules les 66 communes déjà les mieux loties seraient gagnantes», affirme-t-il, précisant que pour reprendre la facture sociale, le canton devrait augmenter son taux d’impôt de 23 points. Or 243 communes sur 309 ne pourront pas baisser leur taux d’autant de points sans essuyer de lourdes pertes financières. Leurs contribuables, soit 75% des Vaudois.e.s, vont donc trinquer. D’après ses savants calculs, la Ville de Lausanne aurait ainsi le choix entre perdre 20 millions par an ou voir le cumul des impôts cantonaux et communaux augmenter de 3,6 points. Les contribuables d’Yverdon-les Bains, Renens, Vevey, Morges, Gland, Ecublens, Prilly, Aigle, Payerne ou le Mont-sur-Lausanne verraient aussi leurs impôts augmenter.
A l’inverse, des communes plus riches comme Montreux, Nyon, Pully, la Tour-de-Peilz, Lutry, Epalinges pourront baisser encore plus leur taux, déjà bas actuellement. «A la réunion du Casino de Rolle, la presse a relaté qu’«aucune voix dissonante ne s’est fait entendre». Soit la moitié d’entre les 114 communes présentes sont des victimes consentantes, soit elles n’ont rien compris à ce qui les attend», ironise l’ingénieur écublanais.
D’où sa conclusion: «Le transfert de la facture sociale au canton ne peut aller que de pair avec une augmentation substantielle de la péréquation horizontale, ce qui, de toute évidence, n’est pas l’objectif des frondeurs. Il faut donc combattre leur funeste projet par tous les moyens», affirme Jean-Paul Dudt. «Véritable usine à gaz complexe et peu transparente, cette péréquation horizontale est née comme contre-projet à l’initiative du POP sur un taux unique d’imposition communal. Il serait judicieux de remettre cette idée sur la table», lance Philippe Somsky. Rejeté en 2001, le texte ambitionnait de réduire les disparités criantes des taux d’imposition des communes vaudoises. Dix-neuf ans après et malgré des mécanismes de péréquation, ces différences restent toujours aussi fortes.

Par Joel Depommier, article paru dans Gauchebdo du 30 janvier 2020