Dans les années soixante, les entreprises qui faisaient de Ste-Croix la «Silicon Valley» du canton cherchaient constamment à développer de nouveaux produits. L’une d’elles, qui fabriquait des tourne-disques de renommée mondiale, était connue également pour ses briquets à essence d’une haute qualité. Faisant partie d’une secte austère, la famille qui en était propriétaire avait la réputation d’être près de ses sous. Les mauvaises langues accusaient même certains de ses membres de pousser le souci d’économie jusqu’à l’avarice…
L’histoire locale rapporte qu’un ingénieur avait pris rendez-vous avec le grand patron de cet établissement, pour lui proposer une idée révolutionnaire. Il s’agissait d’abandonner la fabrication des briquets classiques, en métal, increvables mais relativement chers, pour se lancer dans la production de briquets bon marché, en plastique, à gaz, et surtout à usage unique: en un mot: jetables!
L’industriel n’a pas éclaté de rire, non: ce n’était pas le genre de la maison. Mais il a sèchement mis son visiteur à la porte en lui signifiant que son entreprise était une maison sérieuse, et qu’il était hors de question qu’il donne suite à une idée aussi idiote, parce que jamais les gens sensés n’achèteraient des objets qu’on ne peut utiliser qu’une seule fois!
Quelques années plus tard, en France, la maison Bic mettait sur le marché son briquet jetable, qui devait connaître le succès planétaire que l’on sait.
Ici, on en a fait des gorges chaudes, on s’est moqué du vieux dirigeant timoré, accroché à des pratiques commerciales d’un autre siècle, à des exigences de qualité dépassées, et l’on a souligné que son côté pingre l’avait empêché de s’ouvrir à de nouveaux modes de consommation. Et comme le reste du monde, nous sommes entrés, sourire aux lèvres, dans l’ère du jetable!
Aujourd’hui, emballages, bouteilles, vaisselle, sacs plastiques, mouchoirs, piles, cartouches d’encre, dosettes de café, les objets à usage unique ont envahi notre vie. On ne répare plus un appareil défectueux, on le jette pour en acheter un autre. Pour suivre la mode, on met au rebut des vêtements en parfait état. Nourriture, humains même par extension, tout est devenu jetable.
Nous avons vécu durant cinquante ans dans une société du gaspillage.
L’état d’esprit est-il en train de changer? Pour certains d’entre nous, je pense. Pour ceux qui sont conscients que nous sommes en train d’épuiser nos ressources, que nous allons étouffer sous des montagnes de déchets, que la consommation à outrance mène l’humanité à sa perte.
En éconduisant son visiteur, le vieux patron, ridicule dans les années soixante, n’avait pas pour but de protéger la planète, non: on n’avait pas encore ce genre de préoccupation. Il ne pensait qu’à la santé de son porte monnaie! Mais en refusant d’entrer dans la spirale du tout jetable, n’avait-il pas, sur ce point, raison?